mercredi 21 novembre 2012
Aux raisons funèbres
Il faut bien dire que sa fin de vie fut pénible. Mutilée puis emboutie. Une passion bien sanglante pour celle qui durant de longues années nous gâta de sa pétuosité flegmatique et d'une fidélité à toute épreuve. Fidélité diablement louche. Qui ne s'est demandé comment elle pouvait ainsi continuer aux âges canoniques à gaillardement crapahuter dans les virevoltants lacets des cols bas-navarrais ? Personne ne se souvient avoir jamais jeté un regard indiscret sous son capot. Ne serait-ce que pour y faire les niveaux. Non. On la savait mue d'une autre force, de celle qui bâtit les pyramides ou fait frémir les sabres lasers. Peu gourmande, je ne me souviens pas l'avoir déjà vu réclamer son cocktail d’alcanes, de cycloalcanes, d'alcènes ou d’hydrocarbures aromatiques, sauf peut-être en temps de pénuries, sous la neige et la sape psychologique d'une fièvre arménienne à la conscience professionnelle aiguë.
Cette fidélité elle la manifesta encore dans sa relation décennale avec Vinjo. Love at first sight. Sur la Plaza Andrès Molinero, cœur historique de Bordeos, capitale d'une quelconque république bananière boursoufflée par la corruption et le mauvais alcool. Le jeune Vinjo, un duvet trublion à la commissure de ses lèvres, trench coat impeccable sur son tweed beige, pantalon de velours brun, était bien heureux. Son "diplôme d'aptitude générale à la conduite automobile" dans sa poche vide car délestée de quelques pesos ayant servi à rémunéré le fonctionnaire sous-payé qui délivre ce papelito rosé, l'éphèbe a pu poser ses mains moites sur l'arrondi du volant de l'AX.
On se souvient tous de notre première fois. Moi c'était un break, un station wagon comme on dit au pays de Skippy. Mais je me rappelle encore bien de quelque flirts précédents : un Land Rover ou une 405. Bref j'ai toujours été attiré par les gros châssis. En tout cas je me souviens clairement de cette peur au contact du faux skaï du volant. Cette sensation de grandir, un peu, et surtout cette fébrilité dans mes mouvements, cette envie de le saisir du bout des doigts... Est-ce que c'est la peur de blesser, de tuer, soi ou un autre ? Peut-être est-ce plutôt la valeur de cet objet, la peur de casser ? L'argent, pour nous, les modestes, nous immobilisant beaucoup plus que la crainte de la mort.
Pour ma part, je pense que ça a plus à voir avec un rite de passage. Plus important que le bac ou d'autres. On devient un conducteur. Le mec sérieux, qui respecte ou pas un code (celui de Rousseau - patronyme qui prédispose à la morale), mais toujours sûr de lui. Celui qui a le droit de dire à l'éternel passager, l'apôtre du pedibus, le parasite de la tractolocomotion : "Ah ouais connard, tu veux que je te transporte alors que t'as même pas ton permis ! Bein va derrière entre le siège pour bébé et le panier du chien." Ou encore : "Ah ouais connard, tu veux qu'on parte en vacances en caisse alors que t'as pas ton permis ! Tu peux toujours rêver, on va prendre le bus." Bref un mec qui a le droit de commencer toute ses phrases par "Ah ouais connard".
J'ai longtemps résisté à devenir une de ces pauvres types. Aujourd'hui je roule comme les autres. Et comme les autres je m’emboucane dans les capillarités urbaines. Hurlant mon mépris de la liberté à ceux qui ne respectent pas la ligne blanche, celle des gens biens. "Ah ouais connard de cycliste ! A ouais connard de gamin ! Ah ouais connard de connard !". Tétanisé par sa propre importance, le conducteur responsable perd toute capacité à imaginer. A la fin, il ne reste plus que le connard, voire moins encore.
Sauf parfois. De chaudes journées d'été, lorsque je suis pris dans une confiture de circulation apportant son effort quotidien à la production globale de degrés supplémentaires, l'engourdissement me saisi. Mes paupières mi-closes, la sueur affleurant mes tempes, pieds nus et cuisses écartées. Je n'ose plus saisir le volant que d'un doigt ou deux - comme la première fois - et, entre les images forestières ou érotiques se strombinoscopant dans mon esprit apaisé, l'AX revient.
Au départ ce n'est que la sensation de précarité, l'impression que la portière va s'ouvrir, la ceinture se déchirer, le toit s'envoler... Sans pour autant que cela ne représente une quelconque menace. Soudain, une voix s'exclame : "Clarinetti !". La musique m'emporte, par delà mers et continents, jusqu'entre Seine et Marne. Ensuite, seulement, viennent les images. Un drapeau syldave, comme le signe d'un destin prométhéen ; un fanion où le marine s'éprend de maximes anarchistes ; quelques cadavres jonchent le sols, témoins gênants d'antiques orgies. Sa carlingue me revient à l'esprit, son doux regard légèrement plongeant, et au milieu, comme susurré entre des lèvres invisibles, une farouche revendication de territorialité : "MY33".
Malgré ce régionalisme quasi-inné, c'est le monde que nous a fait découvrir l'AX. L'idée de prendre la route ne nous venait pas à l'esprit, nous prenions la route car elle était là. Que faire d'autre. Un tel encombrement impliquait de l'utiliser. Sinon quel intérêt. Alors sans se soucier des raisons et des destinations, nous sommes partis à la rencontre du monde des autres, ceux qui ne sont pas nos amis, ni nos collègues. Ceux qui ne sont pas de notre famille ni de notre village et qui ne fréquentent surtout pas les mêmes lieux de vacances. Le jeune Polly, Maître Georges, José, Henri Forgeard, le père noël, Christian et Orion, Kimbo le bienveillant, le roi centaure et surtout toute l'équipe du bar la Belle Epoque. Autant d'amis réels et imaginaires, oubliés par nous mais retrouvés par l'AX.
Alors forcément je me dis que l'AX nous a rendu moins con. Au moins un peu. Et quand je la vois, dans une autre de mes transes, pliée sur cette benoîte place André Meunier d'une quelconque ville qui pète plus haut que son cul du duché de Guyenne, ce sont mes tripes qui se crispent. Finalement, c'est peut-être elle qui a décidé. Pourquoi crever à petit feu, après maints aller-retours chez le rebouteux pour voiture. Vieillir et voir les autres perdre confiance en soi. Rien n'aurait été plus terrible que de se dire avant de partir pour Cadix :"Tu crois qu'elle va tenir le coup ?". Non jamais. Autant se jeter sous les roues d'une grosse berline allemande, sur le lieu même de son dernier coup de foudre. Finir en martyre de la route plutôt qu'en épave au fond du jardin, en mode la tire à Dédé. Et puis mourir heureuse de voir le gros con qui t'a embouti s'écrier en agitant ses doigts boursouflés : "Ah [ouais] connard !"
Je reviens à moi, toujours endolori mais bien éveillé, toujours au cœur du bouchon. Je passe la vitesse et je prends la première sortie. Dans des rues inconnues, j'avance à l'aveugle, je sais que l'orée n'est pas loin. Elle s'avance enfin dénuée de tout bâtiment inutile, nue dans la campagne, serpentant vers l'horizon, celle que l'AX m'a appris à connaître et à prendre comme maîtresse. La route m'emmène dans une forêt. Je m'arrête, je sors, je me demande si les eucalyptus ressemblent plus au cresson de fontaine ou au cresson des près. Des kangourous me regardent, intrigués. Je remonte et arrive à destination. Un pub crasseux, une statue en métal rouillé, quelques bières. Je ne retournerai pas travailler.
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